Le Paysage Spinal de J. G. Ballard (Aidan Tynan)
Introduction à la traduction française (2025)
Aidan Tynan est maître de conférences en littérature anglaise à l'université de Cardiff. Il est l'auteur de The Desert in Modern Literature and Philosophy : Wasteland Aesthetics (Edinburgh, 2020) et de Deleuze's Literary Clinic : Criticism and the Politics of Symptoms (Edinburgh, 2012). Il est co-éditeur de Credo Credit Crisis : Speculations on Faith and Money (Rowman & Littlefield, 2017) et Deleuze and the Schizoanalysis of Literature (Bloomsbury, 2015).
Dans cet article, Le Paysage Spinal de J. G. Ballard, initialement publié en 2019 sur la plateforme The Polyphony, Aidan Tynan développe une analyse littéraire de plusieurs œuvres de J. G. Ballard, en mettant en exergue le lien entre forme construite et système nerveux. Ici, les espaces intérieurs de l'immeuble du roman High-Rise deviennent une expression des intérieurs du corps humain.
Introduction et traduction vers le français par mlav.land et Nagy Makhlouf.
Le Paysage Spinal de J. G. Ballard (2019)

En avril 2009, J.G. Ballard s'est éteint à l'âge de 78 ans. À la fin de sa vie, il était considéré comme l'un des écrivains britanniques les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Son œuvre a été saluée pour sa capacité perturbante à représenter le présent en collision avec des futurs proches mais inattendus. Ses récits s’organisent autour des temporalités des accidents de voiture, des épidémies et des chocs physiologiques. Le terme “ballardien” est entré dans le dictionnaire Collins, désignant une “modernité dystopique”. Toutefois, à une époque où notre environnement culturel est saturé d'exemples du genre, il semble pertinent de réexaminer son œuvre, qui va au-delà du disaster-porn omniprésent dans les jeux vidéo, les films, la télévision et la littérature. Ce que Ballard propose n'est pas la morosité complaisante de nombreuses dystopies actuelles, mais une analyse des désirs collectifs agissant sous l’influence pathogène de la société de masse et de la technologie. En ce sens, il reste actuel non pas comme simple dystopiste, mais comme anatomiste de notre société.
Ballard a interrompu sa formation médicale à Cambridge pour poursuivre une carrière littéraire, mais ses fictions trahissent une fascination pour la médecine. Comme il le dit dans une interview :
"J'ai découvert que la médecine était une sorte de fiction – toute cette anatomie et cette physiologie. Gray's Anatomy est le plus grand roman du vingtième siècle. Par rapport à l’expérience ordinaire de notre corps, lire Gray's Anatomy, c'est être confronté à ce qui semble être une fiction fantastique, une épopée qui dépasse largement Guerre et Paix et qui est au moins aussi difficile à lire."1
Son roman I.G.H., paru en 1975, offre une anatomie de la vie urbaine moderne. Il retrace l'effritement des structures sociales à l'intérieur d'un immeuble high-tech luxueux, niché dans les docks de Londres. Les occupants, issus de la classe moyenne aisée, sombrent dans une violence aveugle, formant des bandes et des tribus guerrières au fur et à mesure que l'électricité tombe en panne et que la nourriture vient à manquer. Ce texte, qui se lit comme une dystopie pure et simple, est tout à fait dans l'air du temps. Les années 70 ont été une décennie dystopique, avec des ouvrages tels que Future Shock (1970) d'Alvin et Heidi Toffler et The Private Future (1973) de Martin Pawley, qui prédisaient des dysfonctionnements sociaux de masse résultant de l'urbanisation et de l'évolution technologique rapide. Si Ballard partage avec ces auteurs une préoccupation pour les pressions que la vie de la fin du XXe siècle exerçait sur l'organisme humain, il est trop réducteur de le lire comme un simple colporteur de panique. Malgré son pessimisme apparent, Ballard conservait une vision étrangement optimiste de l'avenir.
Nous pouvons lire I.G.H. comme une sorte d'utopie déguisée en dystopie. L'utopie du texte repose sur la ténacité du système nerveux humain et sur sa capacité à s'affranchir des structures sociales, psychologiques, technologiques et architecturales dans lesquelles la modernité l'enferme. L'effondrement de l'ordre civil et moral à l'intérieur de la tour d'habitation est la tentative de Ballard de produire l'image clinique d'une révolte neurologique contre le conformisme de la classe moyenne. Ballard a un jour exprimé sa plus grande crainte pour l'avenir : un futur ennuyeux, "une vaste banlieue conformiste de l'âme."2 Au début du livre, la vie dans l'immeuble est tranquille et monotone. C'est ce qui pousse les personnages de Ballard à la violence, mais celle-ci est décrite comme un processus physiologique dans lequel les espaces intérieurs de l'immeuble deviennent une expression des intérieurs du corps. "Les habitants circulant dans les couloirs étaient les globules d’un réseau artériel, les lampes de leurs appartements figuraient les neurones d’un cerveau."3 Une fois que le courant commence à manquer, les étages sombres deviennent "les zones mortes d’un cerveau amoindri."4 Le personnage principal, Robert Laing, est un médecin qui enseigne la physiologie. Il observe à un moment donné que le visage de la tour ressemble moins à une "architecture d’habitat" qu'au "diagramme inconscient d’un mystérieux événement psychique."5
Le bâtiment fictif de Ballard s'inspire de l'architecture brutaliste d'Erno Goldfinger, dont les célèbres tours londoniennes ont vu le jour dans les années 60 jusqu'au début des années 70. Des bâtiments tels que la Balfron Tower et la Trellick Tower ont été conçus par Goldfinger comme une solution utopique à la pénurie de logements de l'après-guerre et aux problèmes de la vie urbaine en général, mais ils ont fini par être détestés pour leur laideur et ont été associés à la régression sociale au cours des années 70. Les rumeurs sur le comportement tyrannique de Goldfinger ont conduit Ian Fleming à donner le nom de l'architecte au plus célèbre des méchants de James Bond.
La version fictive de Goldfinger, Anthony Royal, vit dans le penthouse de son immeuble, tout comme Goldfinger dans la Balfron Tower. Dans le roman cependant, Royal est moins dépeint comme un méchant que comme un observateur avisé. Il est en effet le seul personnage du roman à reconnaître ce qui s’y passe réellement. Les occupant·es de la tour sont tou·tes issu·es de la classe moyenne qualifiée, ce que nous appellerions aujourd'hui "l'élite cognitive" : ce sont des comptables, des courtiers, des cadres de l’audiovisuel, des médecins et des universitaires. Lorsqu'iels se révoltent, c'est contre un environnement façonné pour accueillir leur intellect et leur culture, mais pas leur bien-être collectif. De sa position surplombante, Royal prend conscience que la désintégration sociale qui se développe en dessous de lui est dûe à une révolte de l'intelligence bourgeoise contre la prison qu'elle s'est construite pour elle-même :
"Royal haïssait ce conformisme de l’intelligence. Lorsqu’il rendait visite à ses voisins, il se sentait saisi d’un dégoût physique devant les contours d’une cafetière lauréate, les modulations soignées des couleurs, l’intelligence et le bon goût qui — véritables Midas — réalisaient sur chaque objet le mariage idéal de la fonction et du design. En un sens, ces gens étaient l’avant-garde de prolétariats de l’avenir, possédant une éducation supérieure et de hauts revenus, emboîtés dans leurs coûteux appartements, avec leur mobilier élégant et leur sensibilité raffinée — sans la moindre chance de s’en tirer. Royal aurait donné n’importe quoi pour apercevoir une garniture de cheminée vulgaire, un évier pas tout à fait net, une lueur d’espoir. Dieu merci, ils allaient enfin secouer cette prison doublée de fourrure."6
La fuite des résident·es est décrite comme une sorte de désévolution, une traversée des strates neurologiques et une réminiscence de tendances évolutives profondément enfouies. Ballard suggère que ce n'est qu'à travers une telle descente involutive dans notre passé profond que nous pouvons espérer surmonter les impasses du temps présent. Le roman se termine par un regard plein d'espoir de Laing vers le futur, alors qu'il voit les lumières d'une tour voisine commencer à s'éteindre.
Cette attention portée au futur est bien plus caractéristique de l'optimisme de certains courants des avant-gardes du début du XXe siècle que du postmodernisme auquel Ballard est trop souvent associé. Les surréalistes, par exemple, ont cherché dans les années 1920 et 1930 à fonder une révolution politique sur la conception de l’inconscient de Freud, comme un champ de désirs dangereux et normalement réprimés par les conventions sociales, mais potentiellement libérateurs. Ballard a insisté sur le fait que sa principale influence était la peinture surréaliste d'artistes tels que Paul Delvaux et Max Ernst, tous deux mentionnés dans son deuxième roman, Le Monde Englouti (1962). Ce livre dépeint une Londres submergée par la fonte des calottes glaciaires. La prescience de Ballard concernant le changement climatique a souvent été soulignée, mais son souci, ici comme dans ses autres livres, est de montrer l'humanité contrainte par la catastrophe de repenser sa propre histoire évolutionnaire et sa place dans les vastes périodes de l'histoire de la Terre. Le paysage d'une Londres tropicale submergée est l'occasion d'une descente vers les sections de la moelle épinière humaine, dont les vertèbres sont, comme le dit un personnage, des jonctions de notre passé pré-humain :
"Aussi loin que vous remontiez dans le système nerveux central, depuis le cervelet en suivant la moelle épinière du cordon médullaire, vous remontez de la même façon dans le passé du système neuro-végétatif. La jonction, par exemple, entre une vertèbre dorsale et une lombaire, soit la D-12 (douzième dorsale) et la L-1 (première lombaire) représente l’immense transition entre le poisson à respiration branchiale et l’amphibie à respiration pulmonaire dans une cage thoracique ; c’est la véritable jonction, ici même, sur les bords de cette lagune, entre les ères paléozoïque et triasique."7

La moelle épinière humaine est un morceau de temps profondément fossilisé, tandis que l'intelligence humaine est une traversée de ses niveaux. L'anatomie de la colonne vertébrale fournit donc une clé symbolique pour comprendre où la modernité peut nous mener. Dans les tableaux du surréaliste espagnol Oscar Dominguez, Ballard discerne ce qu'il appelle énigmatiquement des "paysages spinaux", ou des imbrications de mondes intérieurs et extérieurs.8 Untitled (1936) de Dominguez représente des formes verticales abstraites qui ressemblent à des tours rocheuses. Ernst utilise la même technique dans des tableaux tels que Solitary and Conjugal Trees (1940). Les tours conçues par Goldfinger semblent représenter ces paysages de la colonne vertébrale, qui, aux yeux de Ballard, cachent un secret sur l’interaction entre le système nerveux humain et le monde extérieur. Dans son livre le plus expérimental, La Foire aux atrocités (1970), Ballard spécule, à propos de la "troisième guerre mondiale", que "c'est sur les champs de bataille de la moelle épinière que les blitzkriegs se livreront, avec pour modalités les attitudes que nous assumerons, nos traumatismes contrefaits par l'angle d'un mur ou d'un balcon."9
Le récent livre de Thomas Moynihan, Spinal Catastrophism : A Secret History montre à quel point les scénarios catastrophiques de Ballard impliquent une extériorisation traumatique du système nerveux central. C'est précisément ce qui se passe dans I.G.H., où l'intelligence semble traumatisée par sa verticalité, emprisonnée dans sa forme de tour. D'un point de vue évolutionniste, la posture verticale libère l'intelligence des mammifères en plaçant notre vision plus haut. En libérant nos mains, notre verticalité nous permet de devenir des êtres de technologie. Cet événement marque un tournant dans notre passé anatomique ancien, mais il ne vient pas sans conséquences.
L'écrivaine galloise Elaine Morgan a contribué à des travaux importants en anthropologie évolutionniste sur ce sujet. Morgan a émis la théorie que la verticalité de la colonne vertébrale humaine est un choc pour l'organisme :
“La colonne vertébrale des mammifères a évolué sur une centaine de millions d'années et a atteint un haut degré d'efficacité, en partant du principe que les mammifères sont des créatures dotées d'une jambe à chaque coin et qu'ils marchent avec leur colonne vertébrale dans un plan horizontal. Dans ces conditions, le plan est tel qu'il susciterait l'admiration de n'importe quel ingénieur. La colonne vertébrale est conçue selon les principes du porte-à-faux, comme une arche unique et peu profonde soutenue par deux paires de piliers mobiles ; le poids des organes internes est suspendu verticalement à l'arc et réparti uniformément sur toute sa longueur. Un tel mammifère ressemble à un pont mobile.
Nos lointains ancêtres se sont éloignés de ce mode de locomotion ancestral et se sont transformés en tours marchantes, avec un centre de gravité élevé et une base étroite."10
La forme-tour de l'intelligence humaine est une rupture traumatique dans l'histoire de notre évolution, une rupture que Ballard anatomise par des récits de changement, d'effondrement et de transformation imminents. L'environnement bâti, dans la mesure où il est une expression du système nerveux central, encode l'impact d'un traumatisme dont nous n'avons pas encore mesuré l’importance, mais qui revient de l'avenir comme une prophétie oubliée. Le portrait anatomique de Ballard partage une partie du pessimisme de Freud, qui insistait sur le fait que le progrès social et technologique ne dissoudrait jamais les antagonismes primitifs inscrits dans notre constitution. Comme Œdipe, nous sommes engagés dans un destin obscur que nous avons nous-mêmes créé, et ce d'autant plus que nous essayons d'y échapper par le don empoisonné de notre ingéniosité. Mais Ballard peut également être lu en termes d'insistance plus optimiste sur les possibilités d'un avenir qui fait toujours partie de l'histoire évolutionnaire inachevée de l'humanité. En le lisant, nous entrons dans son pronostic.
- Ballard, Extreme Metaphors: Collected Interviews (London: Fourth Estate, 2012), p. 28. ↩
- Ballard, Extreme Metaphors, p. 148. ↩
- Ballard, I.G.H, dans La Trilogie de béton (Paris : Gallimard, 2014, version epub), p. 469. ↩
- Ibid. p. 520. ↩
- Ibid. p. 449. ↩
- Ibid. p. 528. ↩
- Ballard, Le Monde englouti (Paris : Gallimard, 2011, version epub), p. 55. ↩
- Ballard, The Atrocity Exhibition (London: Flamingo, 1993), p. 41. ↩
- Ibid. p. 7. ↩
- Morgan, The Scars of Evolution: What Our Bodies Tell Us About Human Origins (Oxford: Oxford University Press, 1990), p. 25. ↩